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Rédaction WEB : JUST DEEP CONTENT

Suite aux mesures financières prises contre la Russie, comment être conforme aux principes des sanctions internationales et les appliquer ?

Les mesures restrictives prises à l’encontre de la Russie ont rappelé, s’il en était besoin, la diversité des sanctions pouvant être adoptées à l’encontre d’un État ainsi que la complexité de leur mise en œuvre.

Dans ce premier article, nous rappelons les principes fondamentaux s’appliquant en matière de sanctions internationales, avant d’aborder dans nos prochaines publications la mise en œuvre pratique des mesures de gel des avoirs ainsi que les autres sanctions financières prises à l’encontre de la Russie.

les règlements européens adoptés à l’encontre de la russie

La Russie fait l’objet depuis 2014 de mesures restrictives en lien avec ses actions en Ukraine. En réponse à l’invasion décidée par Vladimir Poutine le 24 février 2022, l’UE a adopté cinq trains de sanctions supplémentaires.

À ce jour, les sanctions dont fait l’objet la Russie sont déclinées en cinq Règlements européens, l’ensemble de ces Règlements ayant été modifiés à plusieurs reprises dans le cadre du renforcement des sanctions :

  • Règlement (UE) 208/2014 concernant des mesures restrictives à l’encontre de certaines personnes, de certaines entités et de certains organismes eu égard à la situation en Ukraine
  • Règlement (UE) 269/2014 concernant des mesures restrictives eu égard aux actions compromettant ou menaçant l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine
  • Règlement (UE) 692/2014 concernant des restrictions sur l’importation, dans l’Union, de marchandises originaires de Crimée ou de Sébastopol, en réponse à l’annexion illégale de la Crimée et de Sébastopol
  • Règlement (UE) 833/2014 concernant des mesures restrictives eu égard aux actions de la Russie déstabilisant la situation en Ukraine
  • Règlement (UE) 2022/263 concernant des mesures restrictives en réaction à la reconnaissance des zones des oblasts ukrainiens de Donetsk et de Louhansk non contrôlées par le gouvernement et à l’ordre donné aux forces armées russes d’entrer dans ces zones.

Le cas échéant, la Direction Générale du Trésor (DG Trésor) consolide les Règlements modifiés et les met à disposition du public.

Le gel des avoirs constitue sans nul doute l’une des mesures les plus spectaculaires adoptées contre la Russie. Le 20 mars, le ministre de l’Économie et des Finances Bruno Le Maire a ainsi annoncé le gel de près de 850 millions d’euros d’avoirs d’oligarques russes, ainsi que le gel de 22 milliards d’euros d’actifs de la banque centrale russe. Le 29 mars, la ministre des Finances luxembourgeoise Yuriko Backes a également annoncé le gel de 2,5 milliards d’euros sous forme d’avoirs bancaires et de titres de capital de personnes ou entités désignées.

La mise en œuvre des sanctions internationales obéit à une logique qui diffère substantiellement, par certains aspects, des autres domaines de la conformité, telle que la lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme (LCB-FT). Un rappel des principes à l’œuvre s’impose avant d’aborder plus particulièrement le contenu des sanctions adoptées contre la Russie.

sanctions internationales : quelques rappels fondamentaux

Les sanctions internationales présentent un certain nombre de particularités : elles sont ciblées, comportent une obligation de résultat et possèdent des spécificités qui les distinguent d’autres domaines de la conformité.

des sanctions internationales mais ciblées

Les sanctions internationales sont des mesures prises par des organisations internationales ou des États à l’encontre d’individus, d’entités, de groupements de fait ou d’autres États dans le but d’induire un changement de comportement jugé indésirable sans recourir à l’emploi de la force armée.

Elles peuvent être adoptées sur différents fondements (menaces contre la paix, rupture de paix ou agression conformément au chapitre VII de la Charte des Nations Unies, lutte contre le financement du terrorisme, contre la cybercriminalité, lutte contre les violations graves des droits de l’homme). Dans le cas de la Russie, les dernières mesures restrictives ont bien évidemment été adoptées en réaction à l’agression militaire de la Russie contre l’Ukraine.

Les sanctions peuvent également prendre différentes formes. A l’encontre de la Russie, les sanctions européennes ont par exemple pris les formes suivantes :

  • restrictions à l’admission (interdiction d’entrée ou de passage en transit sur le territoire …)
  • sanctions commerciales et économiques, embargos (interdiction d’importations de marchandises, interdiction d’exportation de biens et technologies…)
  • sanctions financières : gel des avoirs et autres mesures visant le secteur financier telles que la limitation à l’accès au marché des capitaux, l’exclusion de certaines banques russes du système interbancaire SWIFT (Society for Worlwide Interbank Financial Telecommunication), l’interdiction d’effectuer des transactions avec la Banque centrale russe
  • restrictions affectant les secteurs de l’énergie, des transports de la défense, des matières premières et autres biens, comme l’interdiction d’importations de charbon en provenance de Russie
  • mesures affectant les transports, comme la fermeture de l’espace aérien de l’UE à tous les aéronefs de propriété russe et immatriculés en Russie et la fermeture des ports de l’UE aux navires russes
  • restrictions imposées aux médias (suspension des activités de diffusion de Sputnik et Russia Today dans l’UE).

En raison de leur diversité, il n’existe pas de définition arrêtée des sanctions internationales et la terminologie employée pour les désigner diffère.

S’agissant plus particulièrement des sanctions financières internationales, le Groupe d’Action Financière parle ainsi de « sanctions financières ciblées » pour désigner le gel des biens et les interdictions visant à empêcher des fonds et autres biens d’être mis à disposition, directement ou indirectement, de personnes et d’entités désignées.

L’Union Européenne emploiera quant à elle l’expression de « mesures restrictives » pour désigner les sanctions prises sur le fondement de l’article 29 du Traité de l’Union Européenne et de l’article 75 ou 215 du Traité sur le Fonctionnement de l’Union Européenne.

Ces termes sont en pratique interchangeables et renvoient à l’usage de « smart sanctions » visant à cibler directement les personnes ou entités jugées responsables de comportements indésirables, plutôt qu’à sanctionner indistinctement une population ou un territoire donné.

En tout état de cause, les sanctions prises à l’encontre de la Russie ne signifient donc pas qu’un embargo total s’applique à ce pays et que toute relation d’affaires en lien avec la Russie est prohibée.

Il est nécessaire de consulter les Règlements européens pour déterminer si une opération en lien avec la Russie ou avec une personne/entité désignée est autorisée ou non. Nous nous focaliserons sur les sanctions financières internationales.

sanctions financières internationales : une obligation de résultat

Bien que ciblées, les sanctions sont souvent formulées de manière générique et il peut s’avérer difficile en pratique de savoir si une opération donnée tombe sous le champ d’une interdiction.

Au Royaume-Uni, Standard Chartered Bank a ainsi été sanctionné d’une amende de 20 millions de livres pour avoir mésinterprété une exemption prévue dans le Règlement (UE) 833/2014. Aux États-Unis, Apple, Inc. a été sanctionné à hauteur de près de 467 000 dollars parce que son système de filtrage n’avait pas fait de rapprochement entre « SIS DOO » (tel qu’inscrit dans la base clients) avec « SIS d.o.o. », entité figurant sur une liste de la SDN (Specially Designated Nationals and Blocked Persons).

Cette incertitude est d’autant plus préoccupante pour une institution financière que le respect des sanctions financières constitue une obligation de résultat.

Ce principe a notamment été rappelé à l’occasion de la décision prise par l’Autorité de Contrôle Prudentiel et de Résolution (ACPR) le 21 décembre 2018 à l’encontre de La Banque Postale.  A l’occasion d’un contrôle sur place, l’ACPR avait relevé des manquements dans le dispositif de détection des personnes/entités faisant l’objet d’une mesure de gel des avoir, plus particulièrement l’absence de prise en compte de l’activité de mandats cash nationaux dans le périmètre du filtrage.

Même si, selon les informations communiquées ultérieurement par La Banque Postale, les mandats suspectés ne représentaient que 0,00027% du montant total des mandats nationaux sur la période contrôlée, l’ACPR a considéré que «la mise en place d’un dispositif efficace de gel des avoirs répond à une exigence essentielle pour les organismes assujettis, en particulier les établissements bancaires, qui sont en première ligne pour la mise en œuvre de cette législation, au titre de laquelle leur incombe une obligation de résultat ; que la non-prise en compte, par un établissement, dans son système de filtrage a priori, d’une partie de son activité est en soi une carence très grave » (Décision de la Commission des sanctions du 21 décembre 2018, procédure n° 2018-01).

Une vigilance particulière s’impose donc aux compliance officers pour s’assurer que le dispositif de détection est correctement paramétré.

L’incertitude mentionnée plus haut, conjuguée à cette obligation de résultat et un risque de réputation, a ainsi pu conduire en pratique certains organismes financiers à refuser, dans le cadre de leur appétence aux risques, toute relation d’affaires en lien avec des pays sous sanction.

l’applicabilité des sanctions financières internationales

Les régimes de sanctions adoptés par le Conseil de Sécurité des Nations Unies (CSNU) imposent des obligations à la charge des États membres de l’ONU qui nécessitent, en France, un acte de transposition dans l’ordre juridique interne afin d’être opposables aux institutions financières (par un Règlement européen par exemple).

Au niveau européen, les mesures restrictives font d’abord l’objet de décisions PESC (Politique Étrangère et de Sécurité Commune) adoptées par le Conseil. Ces décisions imposent là encore des obligations à la charge des États membres, sans pour autant créer d’obligations directes à l’égard des institutions financières. Elles sont néanmoins suivies de Règlements européens d’application directe à l’exception des pays et territoire d’outre-mer (PTOM).

Entre l’adoption d’une sanction onusienne et sa transposition en droit européen, des délais significatifs peuvent se produire. A titre d’exemple, la résolution 1718(2006) du CSNU du 14 octobre 2006 relative à la Corée du Nord n’a été transposée en droit européen que cinq mois plus tard avec le Règlement (CE) No 329/2007 du 27 mars 2007. Une étude réalisée sur un panel de sanctions récentes a révélé un délai moyen de transposition en droit européen de 42 jours.

Pour favoriser l’application sans délai des mesures de gel décidées au niveau onusien, un arrêté ministériel était traditionnellement pris sur le fondement de l’article L.562-3 du Code monétaire et financier, dans l’attente d’un Règlement européen. Les modalités d’entrée en vigueur des mesures de gel ont été davantage simplifiées l’arrêté interministériel du 1er février 2021. Portant application des articles L. 562-3-1 et suivants du Code monétaire et financier, l’arrêté liste les résolutions portant mesures de gel qui sont exécutoires dès la publication des éléments d’identification des personnes ou entités désignées sur le registre national de gel. Pris le même jour, un autre arrêté du 1er février 2021 prévoit un dispositif similaire pour les PTOM.

La Russie disposant d’un droit de véto au Conseil de Sécurité, il est peu vraisemblable qu’elle fasse l’objet de sanctions au niveau onusien. En revanche, l’Union européenne dispose de la possibilité d’adopter ses propres régimes de sanctions et a ainsi édicté des sanctions dites autonomes à l’encontre d’un certain nombre d’États, dont la Russie.

Les sanctions étant fondamentalement un instrument de politique étrangère, les États disposent pareillement de la possibilité d’adopter des sanctions autonomes. C’est le cas de la France sur la base des articles L. 562-2 et L.562-3 du Code monétaire et financier. Il faut également noter que le Code monétaire et financier met à la charge de l’entreprise mère d’un groupe établie en France des obligations particulières pour assurer la mise en œuvre des mesures de gel (article L.562-4-1).

Les lignes directrices conjointes de la DG Trésor et de l’ACPR sur la mise en œuvre des mesures de gel des avoirs (les Lignes Directrices) ont synthétisé les cas dans lesquels les mesures nationales et européennes de gel s’appliquent dans le cadre d’un groupe, ceci s’appliquant aux mesures prises contre la Russie :

Certains États peuvent aller plus loin et adopter des législations pouvant avoir des effets extraterritoriaux. C’est notamment le cas de certains régimes de sanctions administrés par l’Office of Foreign Assets Controls (OFAC) dont l’application en France soulève des questions juridiques. Pour contrecarrer l’application extraterritoriale de certains régimes de sanctions adoptés par les États-Unis, le Règlement (CE) n°2271/96 du Conseil dite Loi de Blocage interdit en principe de se conformer aux régimes de sanctions mentionnés en annexe concernant Cuba et l’Iran.

Il faut par ailleurs noter que les États victimes de sanctions peuvent décider à leur tour d’adopter des contre-mesures à l’encontre de leurs sanctionnateurs, c’est notamment le cas de la Russie.

autres spécificités liées aux sanctions financières internationales

Les sanctions financières internationales se distinguent de la lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme (LCB-FT) par de nombreux aspects, comme le rappellent les Lignes Directrices en matière de gel des avoirs :

  • le filtrage ne dépend pas d’une approche par les risques : l’ensemble de la base clients et des transactions doivent être filtrés (Lignes Directrices, §61).
  • la DGTRESOR peut être consultée pour toute question relative à la mise en œuvre des mesures de gel, notamment en cas d’homonymie ou d’interrogation sur une opération
  • les mesures de gel doivent être déclarées à la DG Trésor : une déclaration à Tracfin est en outre à réaliser si une opération relève du champ d’application de l’article L. 561-15 du Code monétaire et financier
  • par dérogation, certaines opérations bénéficient ou peuvent bénéficier d’une autorisation de dégel, notamment pour répondre aux besoins fondamentaux des personnes/entités désignées (ex : paiement de vivres ou de loyers). Un téléservice a été mis en service par la DG Trésor pour permettre d’effectuer une demande d’autorisation de transaction ou de notifier une transaction.
  • il n’existe pas de « no-tipping rule» en matière de sanctions : en cas de mesure de gel, les organismes financiers sont même invités à informer leur client qu’ils doivent se conformer le cas échéant à leurs obligations, et que le client dispose du droit de contester la mesure de gel et d’obtenir le cas échéant une autorisation de dégel de la part de la DG Trésor.

Nous détaillerons dans nos prochains articles la mise en œuvre concrète des mesures de gel des avoirs ainsi que les autres sanctions financières prises à l’encontre de la Russie.

Sources :